Internet – la fin des recherches, l'avènement des réponses et le pacte à réinventer

Pour faire suite à mon précédent article de ce matin, vous aurez compris que l'Internet que nous connaissons est en train de vivre l'une des transitions les plus fondamentales de son histoire. Discrètement, mais avec la force d'un raz-de-marée, nous passons d'un monde dominé par les moteurs de recherche à une ère gouvernée par ceux de réponse alimentés par l'intelligence artificielle. Ce n'est pas une simple mise à jour logicielle, c'est aussi un séisme économique qui menace de pulvériser le modèle commercial qui soutient le web depuis des décennies.

Alors que la plupart des géants de la technologie ont sauté à pieds joints dans le train de cette technologie tendance, Matthew Prince, PDG de Cloudflare, tire la sonnette d'alarme et propose activement une solution:

« Ce ne sont plus des moteurs de recherche, ce sont des moteurs de réponse. L'économie et les règles sont très différentes », a-t-il confié lors d'une récente interview. « Nous devons conclure un nouveau pacte. »

La rupture du contrat historique

Depuis un quart de siècle, le web fonctionne sur un pacte tacite. Google, avec son moteur de recherche omnipotent, agissait comme une carte numérique géante, guidant les utilisateurs dans une chasse au trésor à travers des milliards de pages pour trouver l'information désirée. Ce système générait du trafic, la monnaie d'échange du web. Les sites lui laissaient indexer leurs données en échange de ces précieuses visites, qui étaient ensuite monétisées par la publicité ou les abonnements. Cet argent finançait la création de nouveaux contenus, qui à leur tour, amélioraient les résultats de recherche du géant américain. Un cercle vertueux.

Aujourd'hui, l'ère des moteurs de réponse fait voler en éclats ce modèle. Des outils comme les AI Overviews de Google, ChatGPT d'OpenAI ou encore Perplexity ne fournissent plus la carte, mais directement le trésor. Ils synthétisent l'information et livrent une réponse clé en main, rendant souvent inutile le clic vers la source originale.

« Les moteurs de réponse ne génèrent pas de trafic », martèle Prince. « Les moteurs de recherche étaient le moteur qui alimentait les revenus du web. S'il n'y a plus de trafic, alors l'écosystème existant, basé sur le modèle actuel, s'effondre. »

Les données confirment cette tendance alarmante. Des analystes ont récemment montré une chute vertigineuse du trafic de référence vers des sites dans des secteurs aussi variés que l'édition, l’e-commerce, le voyage ou la finance. Pendant ce temps, les robots des géants de l'IA aspirent (ou scrapent) les sites web plus agressivement que jamais, s'emparant gratuitement de leurs données tout en faisant exploser leurs coûts liés au trafic. Pour chaque utilisateur que Google envoie aujourd'hui vers l’un d’entre eux, il a au préalable exploré 18 pages. Il y a dix ans, ce ratio était de 2 pour 1.

Un écosystème au bord du gouffre

Si Matthew Prince est l'une des rares voix importantes de la tech à s'attaquer à cette crise, c'est que sa position est unique. La plupart des entreprises d'IA ont tout intérêt à minimiser la valeur des données dans leurs modèles. Elles dépensent des milliards en processeurs graphiques (GPU), en centres de données et en talents. Payer pour les données est la dernière chose qu'elles souhaitent. Cloudflare, en revanche, est une société d'infrastructure et de sécurité qui fait fonctionner environ 20 % de l'Internet. Elle prospère lorsque le web est en bonne santé. Face à cette menace, elle a pris une mesure courageuse et controversée: bloquer par défaut les robots d'IA et créer un système incitant les entreprises d'IA à rémunérer les sites web pour l'accès à leur contenu. En substance, transformer une relation unilatérale en une transaction de marché. Cette manière de faire a suscité des critiques virulentes, notamment de la part de Perplexity qui, après avoir tenté de contourner le blocage, a accusé Cloudflare d'être fait « plus de flair que de cloud ».

L'avenir du web: trois scénarios possibles

Au cœur de cette crise se trouve Google. En passant d'un moteur de recherche à un moteur de réponse, le gardien dominant d'Internet a un pouvoir immense. Selon Prince toujours, l'avenir pourrait se dessiner selon trois scénarios:

  1. L'Effondrement du Contenu: Aucun modèle économique durable n'émerge. Le contenu original se tarit, et le web devient un terrain vague rempli de « scories de l'IA » (AI slop), des contenus de faible qualité générés par des robots.

  2. Le Contrôle Oligarchique: Tous les créateurs de contenu travaillent pour une poignée de géants technologiques. Tels les Médicis de la Renaissance, ces entreprises deviennent les seuls mécènes de la connaissance, contrôlant ce qui est créé et distribué. On verrait alors émerger une IA conservatrice américaine, une IA progressiste, une IA chinoise, etc.

  3. Le Modèle du Gruyère: C'est le scénario optimiste. Imaginez que la connaissance agrégée par les IA est un énorme bloc de gruyère. Il est vaste, mais plein de trous. Un nouveau modèle économique pourrait émerger, où les créateurs seraient rémunérés pour combler ces derniers avec des informations originales, vérifiées et de haute qualité.

Le PDG de Cloudflare s'inspire du modèle de Spotify. La plateforme de streaming identifie les tendances de la demande des utilisateurs et les signale aux artistes indépendants, qui peuvent alors créer de la musique pour y répondre. Ce système a généré des milliards pour les créateurs. De la même manière, les créateurs de contenu pourraient être payés pour fournir des réponses sur mesure afin de combler les lacunes dans l'univers de connaissances de l'IA. Ce serait un monde bien meilleur que celui que Google a involontairement créé. Chez Cloudflare, cette vision est surnommée « l'Acte 4 ». Un pari qui pourrait définir non seulement l'avenir de l'entreprise, mais aussi celui de l'Internet tout entier.

Mastodon Reddit Qwice