Patrimoine bâillonné – Comment les géants de la musique ont fait taire la mémoire collective

Une bataille vient de s'achever dans l’indifférence médiatique, mais la guerre pour le contrôle de notre culture est loin d'être terminée. Dans un dénouement prévisible, les mastodontes de l'industrie musicale, Sony Music Entertainment et Universal Music Group en tête, ont mis fin à leur croisade judiciaire contre l'Internet Archive.

L'objet de leur courroux ? Le “Great 78 Project”, une initiative noble et essentielle visant à préserver et numériser des milliers de disques 78 tours, ces fragiles galettes de gomme-laque qui constituent les fondations de la musique populaire du XXe siècle. Les deux parties ont annoncé avoir trouvé un accord. Le procès est abandonné. Fin de l'histoire ? Pas si vite. Les termes sont confidentiels, un adjectif qui, dans ce contexte, sonne moins comme une formalité juridique que comme le bruit d'une porte que l'on verrouille à double tour. L'Internet Archive, dans un billet de blog laconique, a confirmé cette résolution secrète, précisant qu'il n'y aurait aucun autre commentaire public à ce sujet. Ce silence assourdissant est une victoire par KO pour les majors, qui ont réussi à faire plier une organisation à but non lucratif dont le seul crime était de vouloir sauver notre héritage commun de l'oubli.

Revenons aux faits. En 2023, une coalition de labels a traîné l'Internet Archive devant les tribunaux. L'accusation portait sur la numérisation et la mise à disposition de 2 749 enregistrements d'artistes dont les noms suffisent à donner le vertige: Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Miles Davis, Louis Armstrong etc. Des trésors culturels se retrouvaient au cœur d'un conflit absurde. L'argument des plaignants était d'un cynisme confondant. Ces œuvres ne courraient aucun danger d'être perdues, oubliées ou détruites puisqu'elles étaient déjà disponibles sur les plateformes de streaming.

C'est ici que se révèle toute la malhonnêteté intellectuelle et la voracité de ces entreprises. Comparer un fichier MP3 compressé sur Spotify à la numérisation minutieuse d'un enregistrement original de 78 tours est une insulte à l'histoire, à la musicologie et au travail des archivistes. Le “Great 78 Project” ne se contentait pas de partager une chanson. Il préservait en réalité un artefact. Le son unique du disque, ses craquements, le grain de la voix capté par les technologies de l'époque, tout cela fait partie de l'œuvre. C'est la différence entre voir une photo de La Joconde sur son téléphone et se tenir devant la toile au Louvre. Les labels, en réduisant ces enregistrements à de simples produits de consommation interchangeables, nient leur dimension historique et matérielle. Leur seul objectif n'est pas la préservation, mais le maintien d'un monopole absolu sur la distribution.

Pour s'assurer de leur victoire, ils ont ensuite amendé leur plainte, ajoutant de nouvelles œuvres à la liste pour porter le total à 4 142 enregistrements. Une tactique d'intimidation à peine voilée, brandissant une épée de Damoclès financière au-dessus de l'Internet Archive. Sans cet accord, l'institution aurait pu être condamnée à payer jusqu'à 150 000 dollars par enregistrement, une somme capable de la mener à la faillite pure et simple. Face à une menace d'anéantissement financier, quelle autre option restait-il que de se rendre et d'accepter un accord de non-divulgation ?

Ce n'est malheureusement pas la première fois que l'Internet Archive fait les frais de l'appétit des géants du divertissement. L'organisation a récemment perdu un procès intenté par quatre grands éditeurs, menés par Hachette, concernant sa “National Emergency Library”. Lancée pendant la pandémie de COVID-19, cette initiative permettait d'emprunter librement des millions de livres numériques alors que les bibliothèques physiques du monde entier étaient fermées. Une mission de service public évidente en temps de crise mondiale. Pourtant, les tribunaux ont donné raison aux éditeurs, jugeant que cette bibliothèque d'urgence ne relevait pas du “fair use” américain.

Le schéma est toujours le même. Des conglomérats multimilliardaires utilisent la propriété intellectuelle non pas comme un bouclier pour protéger les créateurs, mais comme une arme pour écraser toute tentative qui favorise le partage, l'accès et la préservation en dehors de leurs circuits payants et fermés. Ils se posent en défenseurs des artistes tout en s'attaquant à un projet qui met en lumière des enregistrements historiques dont les droits sont souvent complexes et dont les revenus profitent rarement aux ayants droit des musiciens originels.

L'issue de ce procès est une triste nouvelle pour tous ceux qui croient que la culture est un bien commun. Le public ne saura jamais ce que l'Internet Archive a dû concéder. D'autres projets de numérisation seront-ils abandonnés par peur de représailles ? Combien d'œuvres fragiles se désintégreront sur une étagère poussiéreuse parce que personne n'osera plus les toucher ? En forçant l'Internet Archive au silence, Sony et Universal ont affaibli notre mémoire collective et renforcé les murs de leur jardin privé, nous faisant payer l'accès à un patrimoine qui devrait appartenir à l'humanité toute entière.

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